(in, "Contes d'errances, contes d'espérance)


 

"Nous sommes plus que ce que nous croyons être, même si nous ne le savons pas toujours."

   Il arriva un jour qu'un homme qui aimait beaucoup la nature et qui s'en trouvait très éloigné, non qu'elle ne soit pas proche de lui, mais parce qu'il voyageait beaucoup, il arriva donc que cet homme voulut devenir un arbre. Il avait rêvé à plusieurs reprises de prendre racine, de laisser se tisser des fibres de bois en lui, de devenir un chêne ou un tremble de Chine, ou mieux encore un hêtre. De devenir ou d'être, au choix, soit un arbre solitaire, solidement implanté au milieu d'un champ de verdure, de préférence proche d'un lac pour pouvoir y baigner ses racines, soit encore un arbre d'avant-garde, à la lisière d'une forêt, tout près de ses semblables et en même temps un petit peu en avant, face au soleil levant, pour en recevoir les premiers rayons.

   Sa transformation en arbre se fit plus vite qu'il ne l'avait imaginé, sans aucune préparation. Au cours d'une nuit sans lune, quand il se réveilla au petit matin encore embué de l'humidité de la nuit, il vit que ses pieds s'étaient transformés en racines. Son corps massif, épais, vrillé par une distorsion de sa colonne vertébrale (souvenir d'une tuberculose osseuse précoce), était devenu un tronc noueux d'arbre quasi centenaire, puissant et couvert d'une ramure qui s'étendait sur une circonférence de plus de trente mètres. Le tout solidement implanté au milieu de son jardin. Un jardin qu'il connaissait bien, parce qu'il y avait lui-même planté beaucoup, beaucoup d'arbres. Ses enfants tenaient à jour un registre très épais, sur lequel étaient consignés tous les arbres qu'il avait mis en terre dans sa vie d'homme.

   Il se trouvait donc au milieu de compagnons connus. Tel le micocoulier là, à gauche. Il se souvenait bien quand il l'avait planté, un jour de novembre où le vent soufflait en rafales joyeuses qui faisaient s'envoler par dessus la colline voisine les dernières feuilles de cet arbre encore jeune qu'il s'efforçait d'enfouir avec beaucoup de soins. Et là aussi, devant lui, le néflier aux feuilles si fines, si ardentes. Et encore le mûrier généreux qui répandait son ombre sur un érable du Japon fragile comme de la dentelle. Et cet arbre curieux, constitué de cinq troncs, qu'on appelait cinq brins, une espèce particulière qui a le pouvoir (ou l'habileté) d'attirer près de lui les mélèzes. Auprès d'un cinq brins, il y a toujours un mélèze chargé par le vent de le secouer pour que la neige  en hiver ne se bloque pas au creux de ses cinq bras et ne le fasse éclater. Un arbre intelligent, sociable, qui sait s'entourer d'un compagnon fidèle, fidèle comme le mélèze qui l'empêche de mourir gelé.

   L'homme dont je vous parle ne semblait pas gêné de sa nouvelle condition d'arbre. Il trouva naturel de sentir les larges branches du bas lui cacher la vue des maisons voisines alors que celles du haut lui permettaient de voir, au-delà des toits, le massif du Luberon qui s'étirait à l'horizon vers le sud. Masse ronde et ondoyante, violette à cette heure du jour.

   La terre de son jardin sembla l'accueillir avec bienveillance, ses racines s'enfoncèrent doucement dans les huit directions essentielles à la vie : celles du rêve, de l'espoir, du passé, du futur, du présent, de l'amour, du courage et de la mort. Un peu plus tard dans la matinée, il sentit qu'il faudrait bientôt ajouter une nouvelle direction, celle du bonheur simple et bienveillant.

   Il passa la journée à savourer le plaisir d'être vivant au présent de sa vie d'arbre, qui, comme vous ne le savez peut-être pas, a un rythme très lent, extrêmement lent, où l'immobilité est plus qu'une vertu : c'est un signe de vitalité, de sagesse et de paix.

   La nuit lui enseigna le goût du silence et des odeurs, et l'aurore lui apporta les premiers nourrissements subtils de la lumière, les mutations de l'oxygène, le souffle vivifiant du vent. Au deuxième matin, des oiseaux lui apprirent à apprivoiser la musique de la nature qui, comme chacun le sait, est une grande fervente de l'harmonie. Un peu plus tard, la pluie lui révéla la vibration ardente des voyages immobiles. Les regards affectueux de quelques passants, traversant un chemin proche, lui transmirent de l'amour.

   Plus tard encore, il sentit les mouvements imperceptibles des saisons, le frémissement sourd et vaporeux du grondement d'un avion volant à dix milles mètres d'altitude, le bourdonnement des insectes, le grignotement de quelques rongeurs, des effluves lointains d'humidité apportés par les nuages. La lumière étincelante du midi lui offrit les palpitations d'un papillon et l'ombre éphémère d'une aile d'oiseau, haut dans le ciel.

   Il découvrit aussi l'infinie tristesse apportée par la rumeur imperceptible des tempêtes insouciantes venues des bords de l'univers. Il s'ouvrit aux odeurs, à une foultitude d'odeurs venues des quatre horizons, à des jets de lumières et à des plages d'ombres.

   Il faut beaucoup de temps pour cesser d'être un homme quand on devient un arbre. Il faut de la patience pour se durcir et se fondre dans les fibres denses qui cisèlent le coeur d'un arbre et celles plus tendres de l'aubier; pour sentir l'écorce vibrante, sans cesse en mouvement, en expansion sous les pulsations de la sève. 

   Avec le temps, il connut la brutalité aveugle de ceux qui ne savent rien de la vie intime d'un arbre, l'amertume des douleurs apportées par les coups et les heurts, les pollutions diverses, les violences de l'indifférence. 

   Il découvrit que la vie d'un arbre est le réceptacle d'un nombre considérable d'événements, qui passent pour la plupart inaperçus aux humains. Il faut d'ailleurs toute une vie d'arbre pour les accepter, les intégrer et être capable de les transmettre à certains humains susceptibles de les accueillir. Chaque arbre acquiert ainsi une sagesse infinie, polie au rythme des saisons. 

   Si un jour vous mettez votre front ou votre oreille contre le tronc d'un arbre, vous entendrez peut-être quelques-uns des échos et des résonances qui disent les balbutiements du monde, quelques murmures aussi vous concernant pour affronter les possibles de votre vie.

   Approchez-vous, serrez un arbre dans vos bras, respirez, écoutez en silence, prenez le temps de vous relier à sa vibration profonde. 

   Peut-être allez-vous sentir et découvrir que la vie d'un arbre est aussi importante que la vie d'un homme.

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